Les ressources

Le patrimoine des marais salants

Histoire du paysage des marais salants de la presqu'île de Guérande

  • Le pays de Guérande compte environ 1 850 hectares de marais salants, répartis en deux bassins distants d’une vingtaine de kilomètres : le bassin du Mès (350 hectares) et le bassin de Batz-Guérande (1 500 hectares).
  • Entre 280 et 328 paludiers, dont une quarantaine de femmes, y exercent l’art de la paluderie (sources MSA). On estime que 120 à 150 d’entre eux ne vivraient que du sel. Ils se répartissent sur les deux sites, à savoir 35 exploitants sur le bassin du Mès et 250 sur celui de Batz-Guérande (2002). Ces paludiers entretiennent quelque 11 800 œillets pour la production : soit entre 55 % et 60 % des œillets dénombrés dans la décennie 1980. 
  • Ces œillets livrent en moyenne, entre 8 000 et 12 000 tonnes de gros sel et 200 à 300 tonnes de fleur de sel. Les années 2003 et 2005 ont vu ces chiffres dépassés puisque la production globale a pu être évaluée entre 20 000 et 25 000 tonnes.
  • Au XIXe siècle, la région entre les estuaires de La Loire et de La Vilaine comptait deux autres bassins salicoles totalisant 46 hectares (bassin de Saint-Nazaire/Pornichet et bassin de Pénestin). Les salines guérandaises ont connu leur plus grande expansion territoriale vers 1850. Les quatre bassins rassemblaient près de 33 400 œillets, cultivés par 950 familles de paludiers.

Produire du sel à l'époque gauloise

Maquette de saunerie gauloise

Réalisée à partir d’un site fouillé en 1984 sur la commune de Piriac, elle évoque l’industrie protohistorique du sel sur tout le littoral armoricain. Des sites absolument similaires ont été repérés depuis le XIXe siècle aux confins des marais salants et du côteau de Guérande. Leur présence en nombre pose la question de l’émergence de la technique solaire mise en pratique ici et sur tout le littoral atlantique dès le très haut Moyen Âge.

À l’Âge du Fer et peut-être jusqu’à la fin du IIIe siècle après J.-C., la production ne s’opérait pas dans des marais salants solaires, mais dans des ateliers de bouilleurs de sel. La saumure s’obtenait en lessivant les sables ou les vases salées des grèves. La réduction de la solution était réalisée dans des moules en terre cuite disposés dans des fours spécifiques.

Le four à grille suspendue a été utilisé sur les rivages vénètes et namnètes. Il était établi sur une fosse rectangulaire large de 1,20 à 1,30 m, longue de 2,30 à 3,60 m et profonde de 40 à 60 cm. Elle était consolidée par des parements de pierres et d’argile. Des ponts d’argile crue étaient jetés à intervalles réguliers à partir des grands côtés de la fosse. Les voûtains étaient solidarisés par des entretoises d’argile cuite. Au final, les sauniers délimitaient de la sorte de 100 à 130 alvéoles susceptibles de recevoir et chauffer autant de godets. Une ouverture garnie de pierres permettait d’entretenir un feu à combustion lente. 

Chaque cité gauloise conditionnait la production salicole dans des moules normalisés renseignant sur sa provenance. La fabrication de pains de sel homogènes donnait aussi une valeur d’échange aux salignons. À la fin de l’Indépendance gauloise, les Vénètes d’Armorique utilisaient des barquettes d’environ 250 cm2 obtenues par pliage d’une mince feuille d’argile. Les archéologues désignent ces récipients par le terme d’augets.

Origine des marais salants de Batz-Guérande

La genèse des marais salants guérandais pose encore aux historiens et aux archéologues de nombreuses questions. Et les avis restent partagés sur la date et les conditions d’apparition de cette technique d’extraction de sel marin.

Une technique gallo-romaine

Les thèses défendues ici reposent sur une analyse du vocabulaire fondamental des marais salants qui récèle des fossiles directeurs en matière de chronologie d’histoire technique.

  • L’étude du lexique paludier révèle un substrat d’origine latine dans une région où la langue bretonne a été prépondérante entre les Ve et XVe siècles après J.-C. De ce constat découle la conclusion que les Bretons migrants de Bretagne en Armorique ont emprunté le vocabulaire salicole et le système technique continental correspondant. Les termes capitellosscannetrémet et paludier (dérivé de palus, le "marais" en latin) conservent des notions de droit romain ou sont issus du vocabulaire juridique de l’administration et du fisc romains. Attestés depuis le IXe siècle, capitellos et scanne sont communs au lexique des paludiers guérandais et des sauniers de la lagune de Venise. Ces fossiles lexicaux qui se montrent dans un contexte technique identique en Adriatique et en Bretagne sont un héritage du droit romain de la fin de l’Antiquité. Ils renvoient au fait que l’État romain avait le monopole de la production et de la vente du sel dans l’Empire ainsi que celui de la distribution des ressources salifères quelle qu’en soit la forme (mine, marais …) : un contrôle qui s’est étendu aux territoires de la Gaule après la Conquête de César en 56 avant J.-C. La conclusion générale est que l’apparition du système technique des marais salants, et surtout son application sur le littoral guérandais, se sont opérées sous le contrôle des autorités romaines conquérantes. Les découvertes archéologiques de ces dernières années, en Espagne (Galice : Vigo ; Andalousie : San Fernando), en Italie (Ostie) et en France (Vendée : Beauvoir-sur-Mer), tendent à confirmer l’existence de salines romaines qui n’avait jamais été démontrée jusqu’à ce jour.
  • Le passage de la technique des bouilleurs de sel gaulois à la technique solaire des marais salants a souvent été expliqué par un transfert de technologie de la Méditerranée vers les rivages océaniques. Mais, il n’est pas exclu que les Gaulois armoricains et pictons aient associé aux ateliers ignigènes des dispositifs de captage et de concentration de l’eau de mer utilisant le phénomène des marées. De là, viendrait la survivance du celtique continental uobero, "ruisseau" dans les marais salants du sud et du nord de La Loire sous les formes vivre et guiffre.
  • L’hypothèse d’expérimentations est encore suggérée par la communauté de vocabulaire repérée entre productions de sel ignigène ancienne et sel solaire. Le mot aderne des paludiers guérandais s’étymologise à partir du bas-latin baderna, terme technique des exploitants des sources salées de Lorraine et de Franche-Comté. Au IXe siècle après J.-C., baderna désigne un "chaudron dans lequel on fait le sel" ou un "bassin à saunage". Pour que baderna ait été employé dans la technique ignigène et la technique solaire, il a fallu que le mot passe de la première (et la plus ancienne documentée par l’archéologie) à la seconde dans une phase de coexistence sur le littoral guérandais. Car c’est probablement dans ce contexte que des techniciens ont désigné le réservoir journalier permettant d’alimenter un groupe de cristallisoirs dans une saline solaire par le terme que les bouilleurs de sel gallo-romains réservaient au cuvier à saumure des fours à sel.

La construction de l'espace salicole

2 000 ans d'aménagement durable

Amorcée au Bas-Empire ou au début du Haut Moyen Âge, la conversion en marais salants des marais maritimes du domaine public connaît une poussée spectaculaire sur les rivages atlantiques entre Xe et XVe siècles

  • La conjoncture démographique des Xe et XIIIe siècles qui stimule la consommation de sel détermine l’expansion de la saliculture. Le Moyen Âge central est marqué par le doublement de la population européenne, le développement des villes. Ces essors induisent ceux de la pêche harenguière et des salaisons de viandes pour satisfaire à l’alimentation d’un nombre croissant de citadins et de ruraux et du commerce maritime. Passées du domaine public à ceux des princes de Bretagne, les terres vaines littorales ou baulessont aliénées par les ducs et les seigneurs féodaux qui les détiennent. Aux XIVe et XVe siècles, la concession ou le don bienveillant de baules se fait selon deux modes : l’arrentement à titre roturier, moyennant le paiement d’un cens perpétuel ou l’afféagement à devoir de foi, hommage et rachat. L’assiette du cens repose sur l’aire de marais, fraction de saline redevable de 1 à 15 deniers de rente selon les époques.
  • Les constructeurs de salines des Xe et XIIIe siècles appartiennent aux puissants de l’aristocratie. Les investissements sont lourds et risqués. Aux XIVe et XVe siècles, les travaux sont entrepris par la petite noblesse locale et la bourgeoisie émergeante des marchands-mariniers du Croisic. Puis du XVIe siècle au XVIIIe siècle, l’expansion salicole repose sur des entrepreneurs et des spéculateurs qui cumulent souvent le statut de propriétaire terrien, d’officier de justice et de marchand bourgeois intéressés au commerce maritime et à la pêche à la morue sur les bancs de Terre-Neuve.
  • Établir une saline neuve est un travail de terrassement souvent colossal auquel participent des équipes de plusieurs dizaines de journaliers, incluant adultes et enfants des deux sexes. Elles sont dirigées par des maîtres-paludiers compétents. D’entrée, le ou les commanditaires associés les engagent pour évaluer les potentiels du site. L’expertise géologique consiste à multiplier les sondages à l’aide d’une ferrée, étroite pelle tranchante. Elle se poursuit en délimitant par des piquets et des cordeaux les espaces destinés à la vasière et à la saline. Débute alors le travail des terrassiers. Si le nombre de manœuvriers le permet, les travaux sont menés en parallèle dans la saline et la vasière. Ils consistent à décaper la surface de la baule en arrachant la couverture végétale dominée par l’obione, à transporter les lentilles de sable perméables hors du site, à l’endiguer puis à corroyer et aplanir la baule en comblant chenaux de marée et bondres qui la sillonnent. L’argile des remblais est déplacée à la gède ou à la civière. Les bassins sont ensuite excavés dans le site de 1 à 2 pieds, voire 2 pieds et demi (soit de 32 à 80 centimètres). Sont pris en compte au cours de l’aménagement, surface et altitude au-dessus du niveau marin. Les déblais sont rejetés sur le pourtour et élevés en talus ou fossés, ceinture qui marque les limites de la propriété conquise. Au cours du gros œuvre les conduites de bois ou cuis sont charroyées et mises en place. Elles autoriseront la circulation de l’eau sous les talus. Les remparts d’argile les plus exposés sont consolidés d’un parement de pierres. Ces travaux achevés, des paludiers lèvent les ponts et composent la saline en fardsadernes et œillets. L’emplacement des trémets est arrêté. Puis, si les maîtres-paludiers le jugent indispensable, un cobier est creusé. Cette annexe permettra non seulement d’étendre les surfaces de chauffe de la saline, mais aussi, en période de sécheresse prolongée, d’alimenter en eau de mer la ou les loties d’œillets les plus hautes de la saline ne pouvant plus recevoir directement l’eau de la vasière. La saline atteint une productivité significative au bout de deux à trois ans, laps de temps nécessaire à l’argile pour se gorger des sels qui lui permettent de jouer un rôle catalysateur, de "mère du marais".

L'espace salicole n'a pas été colonisé et aménagé de manière linéaire. Au contraire, la colonisation du littoral a été rythmée d'avancées et de reculs, de reprises de salines tombées en friches suivies de constructions et de remembrements de salines cultivées depuis le XIIIe siècle ou antérieurement

  • Un premier apogée territorial se place au XIIIe siècle. Suit une période de contraction liée à une conjoncture défavorable aux transports commerciaux maritimes, fluviaux et terrestres. Aux siècles suivants, malgré la Guerre de Succession de Bretagne, l’expansion redémarre. Le XVe siècle en particulier voit la reprise de salines détruites, la création de nouvelles unités ainsi que la mise en valeur des bassins demeurés pratiquement vierges du Mès et de Saint-Nazaire/Pornichet. À la fin du XVe siècle, plus de 80 % des salines guérandaises est en place.
  • La dernière grande phase d’expansion remonte à l’Époque moderne. Elle s’étale sur deux siècles entre 1550-60 et 1760. La pêche à la morue et le marché nord-européen sont au cœur de la dynamique de conquête. Comme précédemment, l’Époque moderne voit la remise en service de salines abandonnées à la suite de tempêtes dévastatrices ou de conjonctures économiques difficiles (Guerres de Religion) ainsi que la construction de salines nouvelles. Le bassin de Pénestin se développe alors que les salines s’étendent sur ceux du Mès et de Saint-Nazaire/Pornichet. On assiste également à des remembrements de propriétés dans une démarche de spéculation capitaliste associant optimisation des surfaces de production et valorisation du capital foncier. Lors du seul XVIIe siècle, les remembrements réalisés en dégraissant les talus des salines médiévales laissent place à plus de 200 œillets. Ainsi, de 1550-1760, pas moins de 2 500 à 3 000 œillets neufs sont mis en service, soit l’équivalent de 8 à 10 % de l’effectif exploité au milieu du XIXe siècle.
  • De 1790 à 1860 l’expansion salicole se poursuit entre Loire et Vilaine, mais de façon limitée, car les espaces laissés disponibles par les entrepreneurs de la fin de l’Ancien Régime et la décade révolutionnaire, sont restreints et surtout peu viables. Le bilan est insignifiant. En 1801, le bassin de Guérande s’agrandit à coup sûr d’une saline de 36 œillets; et le bassin du Mès gagne encore deux unités entre 1790 et 1860.